[texte] De la philosophie à la sociologie … par Jean-Yves Trépos

De la philosophie à la sociologie.

Une voie royale aux temps forts de l’université de masse ?

Retour sur un itinéraire

Jean-Yves Trépos

Professeur émérite de sociologie

Université de Lorraine

Résumé

Le passage de l’enseignement de la philosophie (dans le second degré) à celui de la sociologie (dans le supérieur) est surtout caractéristique de la période d’essor de la discipline sociologique dans la France de la deuxième moitié du 20^è siècle et semble n’avoir eu qu’une dimension restreinte. En présentant brièvement – données et hypothèses à l’appui – mon parcours comme l’une des illustrations de ce phénomène conjoncturel et générationnel, je me propose d’apporter une contribution à l’analyse des interactions théoriques et pratiques de la philosophie et de la sociologie dans l’enseignement supérieur et la recherche en France.

 

Introduction

 Qui parle ?

Un PR émérite en sociologie (depuis fin 2014), qui a eu une pratique de dix années d’enseignement de la philosophie en lycée, avant d’entamer une carrière de 31 ans d’E/C en sociologie. Une carrière intégralement accomplie à l’Université de Metz (devenue Université de Lorraine en 2012).

 De quoi parle-t-on ?

D’un phénomène conjoncturel et sans doute générationnel de passage de l’enseignement d’une discipline largement dotée d’une aura académique à l’enseignement et à la recherche dans une discipline en voie de constitution et de légitimation. Mais aussi du passage d’un enseignement dans le second degré – avec ses astreintes notoires – à un exercice en milieu universitaire pourvu d’une plus grande liberté de manœuvre.

 Comment rendre compte de ce passage ?

Dans le temps restreint de cet exposé, il n’est pas possible d’entrer dans une présentation approfondie des théories sur les reconversions (qui ont d’ailleurs surtout concerné d’autres métiers), ni même d’expliciter vraiment la problématique du passage à laquelle je suis attaché – et dont je ne dirai que quelques mots à la fin.

S’il s’agit donc de chercher à répondre brièvement à la question : « comment cela a-t-il été possible ? », il me semble nécessaire de faire précéder l’analyse de mon parcours par quelques éléments de cadrage de ma trajectoire ; le premier concept – « parcours » – indiquant l’examen d’un itinéraire à partir du sujet qui l’accomplit, le second – « trajectoire » – renvoyant à la description balistique d’un faisceau de déplacements plus ou moins concomitants dans l’espace et le temps. Avec l’espoir que les interprétations événementielles du premier, assoupliront les explications « équipementielles » – pardonnez ce néologisme – du second.

Avant d’aller plus loin, je dois préciser que je ne suis ni un spécialiste des transitions professionnelles, ni des histoires de vie, ni d’ailleurs de l’histoire des disciplines, comme vous le verrez ou l’avez déjà deviné en observant la nature sommaire des outils que j’ai mobilisés pour cet exposé.

1^ère partie : Prendre la mesure d’une trajectoire

Nous aurions, dans l’idéal d’un exposé approfondi, à examiner si ces trajectoires – dont je vous proposerai un aperçu dans quelques instants –

1/relèvent d’une sorte de pente dorée générationnelle (c’est l’hypothèse de la voie royale mentionnée dans le sous-titre), voire de la sortie miraculeuse d’une impasse personnelle ou bien de bifurcations circonstancielles et multidimensionnelles ;

2/< si ces trajectoires > s’incarnent dans des conduites de rupture avec une formation et un exercice de pensée ou bien se distribuent en de nombreuses transitions, voire par la poursuite de cet exercice sous d’autres identités ;

3/<si ces trajectoires > obéissent au mouvement, plus ou moins induit par les instances professionnelles, vers un réquisit d’empirie (sous la forme de l’enquête) ou si elles participent de formes de résistance à cette idéologie professionnelle par la revendication d’un exercice essentiellement, voire purement, théorique.

Et ce ne sont là que quelques entrées à explorer : la discussion en amènera sûrement d’autres. Bien évidemment, nous pourrions être tentés de dessiner deux polarités : l’une associant la pente, la rupture et l’empirie, l’autre les bifurcations multidimensionnelles, la transition et la théorie, mais ce seraient deux caricatures dont nous ne tirerions pas grand-chose, comme le montrera la confrontation de nos données de morphologie des trajectoires (en fait assez lacunaires) et de celles du parcours qui fut le mien.

1.Quelques données morphologiques sur les trajectoires

Quelle période retenir ?

En gros celle qui voit s’opérer les premiers (et sans doute les plus nombreux) transferts de la philosophie vers la sociologie : 1968-1978. Ces dates sont celles des réussites aux concours des transfuges et il faut donc y rajouter entre deux et cinq ans d’exercice préalable de l’enseignement de la philosophie, en lycée ou en « Ecoles Normales » (ce fut 8 ans pour moi, en lycées). Les données concernant ce temps de latence avant le transfert ne sont pas connues – de même que le nombre de transfuges qui n’étaient pas titulaires d’un concours (deux données qu’il aurait été précieux d’avoir).

Quel est l’état des effectifs en sociologie dans la période considérée ?

(Analyse à partir des graphiques d’Alain Chenu, dans ARSS, 2002)

Du côté des enseignants et des chercheurs, l’enseignement supérieur est affecté par une croissance plus rapide que celle du CNRS, surtout à partir de 1983 :

Tableau 1 : Les professionnels de la sociologie en France (en nombres)

	1967	1983	1995
Chercheurs CNRS	110	340	340
Enseignants-Chercheurs	70	240	450

 

Un mouvement se dessine à partir de 2000 : celui du recours aux enseignants du second degré, le plus souvent issus de l’agrégation de sciences sociales (part d’enseignement des PRAG : environ 25%).

Du côté des institutions (à partir de Chenu, 2002), on peut retenir deux éléments :

*Le soutien étatique.

Il se manifeste par les programmes de recherche et les formations diplômantes.

-Les programmes de recherche contractuelle (DGRST/CORDES) financent assez largement des travaux sociologiques et qui sont plus ou moins monopolisés par trois ou quatre courants théoriques.

-Les diplômes et les formations. La Sociologie, élément mineur de la licence de philosophie (certificat de « Morale et sociologie ») se dote d’une Licence en 1958 (elle intègre progressivement aussi d’autres cursus, comme outil assez marginal) ; elle devient matière au sein des filières scolaires sous l’appellation de SES en 1970 ; elle pointe son nez dans les ENS à partir de 1972 ; enfin, elle est partiellement reconnue comme discipline fondamentale avec la création de l’Agrégation de sciences sociales en 1976.

*La coordination professionnelle

-Deux colloques majeurs : « Partage des bénéfices » / Darras <Bourdieu, Darbel> (1966) et « Tendances et volontés de la Sté française » <Sainsaulieu> (1966)

-Les revues et les associations (ayant plus de 100 BU abonnées en 1999), qui se développent à partir du début des années soixante.

 

Revue française de sociologie (1960) <309> ; Actes de la recherche en sciences sociales (1975) <286> ; Sociologie du travail (1959) <264> ; Etudes Rurales (1960) <203> ; Cahiers internationaux de sociologie (1946) <195> ; L’Année sociologique 3^è série (1949) <164> ; Espaces et sociétés (1970) <131> ; Archives de sociologie des religions (1955) <105>.

-La véritable structuration professionnelle (et pas seulement administrative) va avoir pour principal opérateur l’ASES, créée en 1989, c’est-à-dire après la période que j’ai retenue pour parler des transfuges. Elle n’en fait pas moins partie de l’équation. L’ASES – en regroupant rapidement plus du tiers des E/C en sociologie va jouer, avec le CNU, un rôle majeur dans la régulation ; et il n’est pas sans conséquence sur de nombreux parcours ultérieurs de sociologues – dont le mien. On peut retenir deux traits : 1/ sous l’impulsion de l’ASES, un coup de projecteur sur la diversité des situations d’enseignement de la sociologie (de nombreux sociologues enseignent hors des départements de sociologie) et, 2/ sous l’impulsion du CNU, un effort pour contrôler l’accès à l’étiquetage (accentuation du rôle de l’enquête ou en tout cas de l’empirie ; vigilance sourcilleuse sur les menaces exercées par les disciplines voisines comme la science politique, l’anthropologie et même la philosophie).

 

Du côté des étudiants (diplômés)

Les premiers flux d’étudiants sont issus des filières classiques des lycées

Tableau 2 : Les étudiants en sociologie en France (en nombres)

	1970	1985	1990
DEUG	500	<1500	<2000
LICENCE	<400	600	<1400
MAITRISE	<100	<500	<700

(Données établies à partir des graphiques de Chenu => approximations)

Le mouvement ultérieur voit l’arrivée massive des bacs professionnels et une augmentation de l’âge moyen à l’entrée.

Tableau 3 : Quelques caractéristiques sociodémographiques des étudiants dans trois filières en 1997

	SOCIOLOGIE	PHILOSOPHIE	MATHEMATIQUES
Etudiants issus des Bac Pro (en %)	>33%	<10%	<5%
Age d’accès à la filière	>19 ans	>18,5 ans	<18,5 ans

2.Quelles sont les données sur les trajectoires de transfert de la philosophie vers la sociologie ?

Considérons d’abord les réussites aux concours en philo dans la période (à partir de Fontbonne, 2017), sachant que jusqu’en 1973, les concours sont distincts pour les hommes et les femmes.

Tableau 4 : Les réussites aux concours en philosophie (1968-1978)

n	Total	Agrégation		CAPES
1968-1973	1347	328 (H)	220 (F)	463 (H)	336 (F)
1974-1978	571	298		273
TOTAL	1918	846		1072

Nous avons donc sur toute la période : 846 agrégés et 1072 certifiés, soit 1918 diplômés (1773 si on exclut les doubles réussites).

Tableau 5 : Les sorties de la sociologie (population des reçus aux concours)

	1968	1969	1970	1971	1972	1973	1974	1975	1976	1977	1978	Tot.
Sc. de l’éducation	8	5	5	7	3	7	4	3	4	4	3	53
Psychanalyse	4	4	4	2	0	4	0	0	1	0	0	19
Sociologie	3	4	2	0	1	2	1	3	2	1	0	19
Anthropologie	0	3	0	2	0	2	1	1	1	0	0	10
TOTAL	15 5,9%	16 7,3%	11 5,1%	11 5,0%	4 2,5%	12 9,7%	6 4,3%	7 5,7%	8 7,6%	5 6,25%	3 4,3%	101 5,7%

Comme le montre le Tableau 5, ce sont les sciences de l’éducation qui accueillent la moitié des transfuges.

Nous relevons – selon les limites exprimées ci-dessus – 20 transfuges* (en fait 18 personnes, qui représentent près de 10% des EC en sociologie en 1983). Je ne considère pas ceux qui partent vers l’anthropologie, les sciences de l’éducation ou la psychanalyse (très peu la science politique et la psychologie) ou ceux qui vont vers le privé ou la politique. Sur une promotion d’agrégés en 1973, cela représente plus de 25% de départs.

Ces transfuges vers la sociologie sont : 15 agrégés, 5 certifiés – parmi lesquels il y a deux femmes et huit normaliens.

=>Le mouvement connaît une décrue après les années 80 (au moment où je l’entreprends, c’est déjà en recul, en lien avec la chute du nombre de postes aux concours).

 3.En résumé

Dans une période de forte expansion de la sociologie académique (qui fait suite à l’expansion de la recherche académique au CNRS dans la période précédente), un petit nombre d’enseignants de philosophie du second degré trouve une insertion en sociologie à l’université et au CNRS. Dotés pour la plupart d’un capital culturel à forte dimension symbolique (agrégation de philosophie), ils en obtiennent assez rapidement les retombées en termes de carrière (tous sont devenus professeurs ou directeurs de recherches).

Deux données manquent pour une interprétation plus ample : la part des non-titulaires des concours qui opèrent le même mouvement dans cette période (sachant que ce sont des temps de luttes pour l’intégration des « hors-statuts », ce serait particulièrement intéressant) ; la durée séparant la réussite aux concours en philosophie et le moment de la migration vers la sociologie (« temps de latence » pouvant être très bref ou atteindre plus de 15 ans, comme Patrick Rayou – Agrégation en 1975 ; MCF en sciences de l’éducation en 1992, après une thèse en sociologie).

 

2^e partie : Un parcours

Quels sont les faits succinctement ?

J’enseigne la philosophie dans plusieurs lycées de 1973 à 1983 (je suis stagiaire en 1976 après le service militaire, puis titulaire en 1977 au lycée de Dunkerque) et je suis en poste au lycée des Sables d’Olonne lorsque je suis recruté comme assistant en sociologie à l’Université de Metz en octobre 1983 (puis MCF en 1988 – année de la thèse d’Etat – et PR en 1990 ; PR émérite depuis septembre 2014).

NB : jusqu’en 1984, les assistants sont des non-titulaires, recrutés pour une durée maximale de six ans, au cours desquels ils doivent parvenir à se faire inscrire sur la LAFMA (liste d’aptitude aux fonctions de Maître-Assistant). En 1984 (un aspect de la loi Savary), il devient possible d’être titularisé au bout d’une année de stage (mais avec un numerus clausus pour chaque université). Je suis titularisé effectivement en fin 1984.

1.Franchir un gué ou prendre la vague ?

Un rapport critique avec l’institution philosophique

J’ai dès le départ une position critique sur la philosophie académique, appréhendée au cours de mes études à Bordeaux – où je suis très vite repéré comme l’organisateur de contre-cours (c’était déjà le cas en khâgne) et détesté des enseignants pour cette raison et aussi pour mon activité syndicale, incompatible avec ma présence en cours. Bien que fortement influencé par le marxisme et surtout par Althusser, je ne suis pas tourné vers la philosophie politique, ayant plutôt un penchant pour l’épistémologie des mathématiques, qui aurait pu me mener vers une thèse. Cela étant, mes rapports idéologiques conflictuels avec l’institution en philosophique me font subodorer de faibles chances d’accès à cet enseignement supérieur, malgré mes espoirs initiaux, suscités par la très haute idée que j’avais de moi-même. Mon intuition s’est heureusement vite chargée de modérer mes prétentions.

 La rencontre avec la sociologie

Ma rencontre décisive avec La sociologie n’a pas lieu : c’est une rencontre avec la sociologie de Bourdieu et elle seulement, au mépris (je pèse mes mots) de toutes les autres. Elle se réalise avant même la fin des études de philosophie, sous l’influence d’un des anciens étudiants de Bourdieu en Algérie, Alain Accardo, que j’ai connu en 1971 au moment où il quittait lui-même la philosophie pour devenir Assistant puis Maître-Assistant de sociologie) et avec lequel commence une très longue connivence.

Elle prend, cinq ou six ans plus tard, la forme d’une collaboration à une recherche, j’y reviens plus loin. En attendant, j’intègre dans mes enseignements, autant que possible, la sociologie bourdieusienne (qui était plutôt pestiférée à l’époque), faisant même participer mes élèves à la préparation de La distinction en 1973-1974. Je suis bien sûr abonné aux Actes de la recherche en Sciences Sociales dès leur premier numéro (1975).

J’entreprends une thèse avec Bourdieu en 1975, sur les mouvements culturels bretons, thèse abandonnée pendant le service militaire (1975-1976), mais dont la simple préparation m’a valu quelques ennuis auprès des Renseignements Militaires !

En poste dans l’un des deux lycées de Dunkerque, j’entreprends, sur le conseil de Michel Simon, un DEA en science politique à Lille 2 (je dois préciser que j’y ai bénéficié de la plus belle et de la plus originale formation qu’il m’ait été donné d’avoir durant toutes mes études) Puis je commence une thèse de 3^è cycle en sociologie à Lille 1 (direction : Michel Simon), en utilisant les matériaux d’une recherche sur contrat DGRST sur le militantisme dans les organisations de consommateurs (avec Alain Accardo et Jean Marret).

La soutenance de la thèse a lieu en mai 1982, alors que je suis en poste au lycée des Sables d’Olonne (j’ai obtenu ma mutation en 1980). Je n’ai pas de projet précis de valorisation de cette thèse, par exemple par accès à l’université et je ne fréquente aucun cercle ou laboratoire universitaire. Je dépose pourtant, très naïvement (j’y reviens plus loin), mes premières candidatures sur des postes de Maître-Assistant (à Aix, Nantes et Paris5) à la Toussaint 1982. Sans succès. Je candidate aussi au CNRS, où on me propose d’arriver provisoirement avec mon poste, ce qui me paraît très incertain.

Pour résumer tout ce moment : à la différence de nombreux autres transfuges, je n’ai aucune réticence liée aux conditions d’exercice en lycée et même je fournis un gros investissement dans la préparation de cours originaux. D’ailleurs, au moment où je suis recruté comme assistant en sociologie, je suis tout entier occupé à mettre au point avec mon collègue philosophe du lycée, un projet pédagogique autour d’un séjour à Florence et Sienne. Mais voilà : j’ai attrapé le virus du travail empirique d’enquête. Je suis naïf de candidater car 1/ je n’ai aucune publication hormis la thèse de 3^è cycle (l’existence de publications aurait pu contrebalancer ma méconnaissance totale des voies d’accès réelles – et non pas fantasmées – au supérieur) ; 2/ je ne suis inséré dans un aucun groupe de recherches (fût-il d’inspiration bourdieusienne), même si les réseaux d’affinités théoriques ont une efficacité moindre à l’époque.

L’accès à l’université à Metz

Je n’avais aucune connaissance du contexte du poste d’assistant à Metz – auquel je n’avais pas prévu de candidater (le poste était « SV » – susceptible d’être vacant). Je n’ai envoyé ce dossier au printemps 1983 que par erreur. Des quatre candidats auditionnés, j’étais le seul à ne rien savoir des caractéristiques de cet emploi.

Je reçois l’information début juillet 1983, alors que je n’ai déposé aucune demande de détachement** et que bien sûr je n’ai, de disponible, aucune préparation aux cours de sociologie dont je suis chargé (introduction à la sociologie ; sociologie de la communication ; sociologie des espaces sociaux ; sociologie du travail). Cela se fera à marche forcée pendant l’été et le début de l’automne (avec un accès presque nul à la documentation !). J’arrive en Faculté des Lettres, dans un département de sciences humaines et sociales comportant deux emplois : un poste de PR de psychologie sociale et un poste d’assistant de sociologie que j’occupe donc. Je dépose immédiatement un sujet de thèse d’État (1984 était l’année-limite pour s’y inscrire). Je la soutiendrai finalement en 1988 à Lille 1 (toujours sous la direction de Michel Simon).

Pendant les dix années suivant mon recrutement, j’ai consacré toute mon énergie à construire une filière de sociologie complète (je rappelle qu’à mon arrivée, il n’y avait que des contributions dispersées à d’autres formations) et à faire créer les postes nécessaires, en déjouant patiemment et sans animosité les obstacles constamment déposés sur notre route par le département de sociologie de Nancy.

2.Un rapport distendu avec la philosophie

 Au moment où je suis adopté par l’institution sociologique – du fait du titre et du poste, pourrait-on dire pour parodier Bourdieu – j’ai une position claire par rapport à la philosophie : pas de philosophie sociale ou pour être encore plus net, pas de philosophie déguisée en sociologie. C’est presque autant une affirmation éthique que technique : je suis exaspéré à ce moment-là par ces transfuges qui continuent à faire de la philosophie sans avoir de comptes à rendre à leurs pairs, c’est-à-dire les philosophes déclarés comme tels.

Tout à mon obsession empirique et à mes défiances théoriques, autrement dit : tout à mon délire paranoïaque, je n’ai plus de lectures philosophiques jusqu’en 1988-1990, où je fais évoluer mon point de vue sous l’influence de Luc Boltanski, que j’ai rencontré en 1985 au moment où il préparait Les Économies de la grandeur. Je dois dire que ce fut un choc pour moi, mais je n’ai pas le temps d’approfondir ce point*^**.

Je n’ai donc pas de rapports avec l’institution philosophique, cela va de soi et ce jusqu’en 1992, où j’obtiens la création d’un poste de PR de philosophie au sein du département de sociologie, poste qui fut pourvu par mutation comme je le souhaitais (la philosophie prendra son autonomie par la suite tout en restant assez marginale avec seulement trois titulaires). Cette initiative fait suite à ce qui m’est apparu comme une décision évidente face à l’évolution démographique de notre auditoire : les étudiants en sociologie des années quatre-vingt-dix (largement issus des bacs professionnels comme je l’ai mentionné) n’arrivent pas dotés du même bagage culturel que ceux de la décennie précédente et j’ai alors estimé que de la philosophie à forte dose pouvait les aider à structurer leur pensée. Je mets donc en place, sous le regard sceptique de mes collègues, 200 h de philo pour tout le cursus sociologique ! Entre 1992 et 2000, cette part ne cessera de se réduire sous la pression des nouvelles formes de rationalisation de l’enseignement supérieur, pour disparaître finalement, sous l’effet de frilosités corporatistes.

Je ne développerai pas ici – mais il faudrait le faire – ma propre contribution à la consolidation de ce corporatisme des sociologues, notamment par ma participation au CNU !

Je dois encore mentionner deux faits dissonants, mais qui peuvent prendre sens au vu de ce que je viens de mentionner : j’ai assuré pendant deux ans un cours sur la philosophie du droit de Hegel en Maîtrise de philosophie à Metz (2003 et 2004), puis un cours sur la dialectique ; et j’ai codirigé la thèse de philosophie d’une collègue PRAG (J. Strauser, Pour une archéologie de la loi, 2006) devenue MCF en philosophie par la suite.

Au moment où je prends ma retraite, à 66 ans, en septembre 2014, je suis loin d’imaginer que quatre ans plus tard, la philosophie me rattrapera par la petite porte et cela de deux manières.

1/Tous mes travaux récents (depuis une quinzaine d’années tout de même) sont marqués par l’attention au rôle joué par les ontologies dans les politiques publiques (mais cela aurait pu être ailleurs) : je les appelle des « politiques ontologiques » (et non des ontologies politiques). C’est incontestablement la philosophie qui me rattrape par la jambe, même si je le dois aux travaux sur les visions du monde d’un logicien flamand, proche collaborateur de Piaget, Leo Apostel, que j’ai eu la chance de connaître peu avant son décès.

Plus prosaïquement, la philosophie me rattrape aussi par la pratique.  Sollicité en 2018 par une association culturelle de l’Est de la Moselle, j’ai mis sur pied un « Café philo » qui en est aujourd’hui à sa trente-deuxième séance, pour un public local limité à 25 personnes par séance. Je n’ai pu refuser à l’une des participantes d’en organiser un second, près de chez moi cette fois. Cette activité occupe aujourd’hui une partie non négligeable de mon temps – notamment par les comptes rendus qu’elle suscite et tout un ensemble d’activités annexes.

Bien entendu, je continue mon travail de sociologue (j’ai publié un livre en 2022, résultant d’une enquête sur les nouveaux aspects de la prévention spécialisée****) et je prépare un ouvrage de synthèse sur l’expertise, thème qui a été ma spécialité pendant l’essentiel de ma carrière.

Conclusion

1/Il y a un élément sur lequel j’ai peu insisté, parce qu’il est plus complexe et plus long à objectiver, malgré l’importance qu’il revêt à mes yeux. Une part, difficile à évaluer, de cette énergie déployée à restructurer une compétence de philosophe pour en faire une compétence de sociologue, est tributaire de l’état des rapports entre les disciplines et des rapports à l’intérieur de la discipline sociologique.

Rapports entre disciplines : quitter la philosophie, discipline noble pour aller en sociologie présentait plus de risques intellectuels à l’époque que d’aller en sciences de l’éducation – certes encore moins bien considérée, mais qui a permis à de nombreux philosophes de continuer leur activité sous un autre label.

Rapports à l’intérieur de la discipline : les affrontements de l’époque à laquelle j’opère mon passage ont surtout lieu – et là je n’ai pas le temps de justifier mon propos – entre les bourdieusiens et les autres, malgré toutes les querelles que ces autres (croziériens, tourainiens, boudonniens essentiellement) pouvaient entretenir. Cela n’était pas sans conséquence sur l’accès aux emplois, comme j’ai pu le constater moi-même. Cela étant, il faut relativiser ces querelles internes : malgré des déclarations incendiaires mutuelles, tous ces protagonistes ont la commune conviction d’être les seuls à pratiquer la sociologie véritable, une sociologie qui n’a plus rien à voir avec celle de Gurvitch voire d’Aron.

Dans mon cas, ce n’était donc pas une voie royale, mais un petit chemin de traverse, au croisement de tant de micro-déterminants de trajectoire qu’on aura du mal à en faire un « parcours » exemplaire. Certes, globalement considérée, mon histoire est du côté de la pente (quelque peu miraculeuse), de la rupture et de l’exercice empirique, plutôt que du côté de la bifurcation circonstancielle, de la transition continue et de l’exercice théorique – pour reprendre les trois hypothèses que j’ai posées au début. Mais je l’ai dit, ce sont des polarités à utiliser avec précaution.

2/Je voudrais tout particulièrement insister sur un élément pour lequel j’ai peu de données et qui mériterait pourtant un accent : c’est la prise en compte du rôle de la temporalité subjective dans ces situations de transfert. J’attire ici l’attention sur le passage, alors que je vous ai essentiellement parlé de l’avant et de l’après du transfert. Il est déjà plus facile de dater le moment où on est passé de l’autre côté que de repérer le moment où le projet de transfert s’amorce, mais à la rigueur, on peut y arriver par l’entretien avec les personnes concernées, malgré les inévitables réinterprétations et sublimations. Mais ce qui est vraiment intéressant pour le sociologue de la connaissance, c’est ce tunnel plus ou moins long que je conceptualise comme « passage », reprenant une terminologie de John Law et Ingun Moser (1999). Plutôt donc que de se lancer dans une quête des origines (« quand avez-vous eu l’idée de passer en sociologie ? »), il est passionnant de suivre les différents états de la traversée du tunnel, avec effectivement des « bons » et des « mauvais » moments de passages et par voie de conséquence de bons et de mauvais passages tout court*****. Pour le dire vite, ces passages, dont la durée peut aller jusqu’à la quinzaine d’années, ne doivent pas être considérés comme un processus continu de maturation avec, à la rigueur, une période d’attente à la fin, mais comme une série de recalages, de réajustements qui nous obligent à mobiliser cette rythmanalyse qu’Henri Lefebvre (1992 puis 2019) proposait de construire en interrogeant à la fois les variations de cadences qu’imposent les événements et les résonances que nous composons avec elles, comme dirait Hartmut Rosa (2018).

Ce serait évidemment trop long de vous exposer les aléas de traversée de mon propre tunnel.

=>Dans mon cas,

1/le passage a commencé avant d’être effectivement mis en œuvre, avec deux caractéristiques majeures : comme disposition générale, c’était une perspective lointaine sans réelle possibilité d’actualisation, presque une rêverie de promeneur ; comme dispositifs pratiques, c’étaient avec des activités tantôt parallèles (« deux casquettes »), tantôt sécantes (la sociologie comme mode de raisonnement entre dans mon enseignement) ;

2/la coupure est brutale – à la mesure de ma surprise – dès lors que le transfert est acté : la philosophie disparaît de l’univers, presque comme un réflexe de survie face à l’ampleur des nouvelles tâches sociologiques.

 

Références

Alain Chenu. « Une institution sans intention. La sociologie en France depuis l’après-guerre ». Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 2002, 141-142, pp.46 – 59. 10.3406/arss.2002.2817. hal-01499394.

Gaspard Fontbonne, Les philosophes et le réel. Enquête sur les reconversions intellectuelles des philosophes (1968-1985), thèse de sociologie (dir. : Louis Pinto), EHESS, 2017.

Henri Lefebvre, Eléments de rythmanalyse et autres essais sur les temporalités, Paris, Eterotopia, 2019 (Syllepses, 1992).

Ingun Moser, John Law « Good passages, bad passages ». In: John Law, John Hassard (ed.), Actor Network Theory and after, Oxford (UK) & Malden (USA), Basil Blackwell, The Sociological Review Monographs, 1999, pp. 196-219.

Hartmut Rosa, Résonance. Une sociologie de la relation au monde, Paris, La Découverte, 2018.

 

*(Données fournies à Gaspard Fontbonne par le MEN) Jean Manuel De Queiroz ; Etienne Géhin ; Dominique Merllié (1968 Agrégation) ; Yves Grafmeyer ; Lise Demailly ; Bernard Picon (1969 Agrégation) ; Louis Pinto ; Dominique Martin (Capes puis Agrégation) ; Jean-Michel Berthelot (1970 Agrégation) ; Yvon Lamy ; Bruno Latour (1972 Agrégation) ; Alain Bihr (1973 Capes) ; Olivier Schwartz (1973 Agrégation) ; Jean-Louis Fabiani (1974 Agrégation) ; François Héran ; Pierre-Michel Menger (1975 Agrégation) ; Jean-Yves Trépos (1975 Capes) ; Béatrice Avakian (1976 Agrégation) ; Jean-Pierre Lavaud (1976 Capes) ; Alban Bouvier (1977 Capes => 1980 Agrégation).

NB : cette liste n’inclut pas des philosophes ayant plus tardivement migré vers la sociologie (comme Francis Farrugia, Capes en 1974 et sociologue en fin 80) ou admissibles aux concours (comme Claude Dubar, en 1968 ou 1969, mais déjà assistant en sociologie à Lille en 1967). Il est possible que d’autres transfuges n’aient pas été répertoriés par Fontbonne et le MEN.

**Le MEN avait donc toute latitude de me refuser ce détachement et c’est fort tremblant que je suis allé quémander la clémence auprès du Rectorat de Nantes. Heureusement pour moi un flegmatique fonctionnaire m’expliqua qu’il avait quelques ex-coopérants à caser et me promit une suite favorable. Quelques mois plus tard, on m’accorda officiellement le viatique. Pour comprendre l’air du temps sur l’accès aux postes d’enseignement supérieur, voyez cette réflexion de ma proviseure lorsque je viens lui annoncer mon départ : « Mais, vous n’êtes pas agrégé ! ». Effectivement, en lettres, en histoire-géo ou en langues, c’eût été impensable.

**^*Au mois de mai 1985, j’ai pris deux rendez-vous – pour deux jours consécutifs – qui allaient changer le cours de ma vie de sociologue. J’ai d’abord présenté la situation de mon travail de thèse d’Etat à Bourdieu, au Collège de France, où il m’a reçu très cordialement et présenté à Albert Hirschman. Il m’a encouragé à continuer mon travail et donc, le lendemain je suis allé, euphorique, à mon RDV avec Luc Boltanski à l’EHESS Bd Raspail. J’avais lu son article sur la dénonciation et je me sentais en phase. Je suis tombé de haut : avec Laurent Thévenot, qui était là également, Luc Boltanski a consciencieusement défait tout mon appareillage et, tout en reconnaissant notre proximité d’approche, il m’a suggéré de reprendre tout ça à la manière qu’il était en train de mettre au point. J’ai alors pris la décision de participer au séminaire mensuel de son équipe entre 1985 et 1990. J’y étais en bonne compagnie : Michael Pollak, Alain Desrosières, Nicolas Dodier, Nathalie Heinich, Jean-Louis Derouët et, parmi les doctorants : Francis Chateauraynaud, Philippe Corcuff, Claudette Lafaye, Francis Kramarz, Agnès Camus et bien d’autres dont j’ai oublié le nom.

**** Mounir El Harradi et Jean-Yves Trépos, Le travail social en mode virtuel ? La Prévention spécialisée à l’heure des réseaux sociaux, Paris, Pétra, 2022, 583 pages.

*****On trouve quelques éléments, mais une toute autre perspective, dans la thèse de Gaspard Fontbonne, en particulier dans les vignettes qu’il consacre à Olivier Schwarz, à Yvon Lamy (tous deux ont un temps de latence long) et à Alban Bouvier (environ huit ans).

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